19 Février 2014
Une affirmation récurrente revient comme un leitmotiv à propos des Pays-Bas : les rideaux des fenêtres sont constamment ouverts, on voit tout à l’intérieur, les Néerlandais n'ont rien à cacher. On entend également souvent dire que les mœurs dans les pays du Nord sont plus libres que ceux dans les pays latins. A Amsterdam, une armée de laveurs de carreaux sillonnent curieusement la ville afin de rendre les vitres les plus transparentes possibles. Dans le Quartier rouge, le visiteur découvre un tout autre type de vitrines bien connu… Les tableaux hollandais du Siècle d'Or sont, quant à eux, aménagés comme des fenêtres et donnent à voir des scènes grivoises. Les Néerlandais seraient-ils un peuple de voyeurs et les Pays-Bas une société où tout est permis ou cette mise en scène cacherait-elle en fait une société austère qui contrôle grâce à de savants dispositifs visuels les comportements déviants ?
Dans cet exposé Thomas Beaufils se propose de répondre à différentes questions concernant les Pays-Bas avec un regard d'ethnologue :
1. La question du bonheur des néerlandais, peuple parmi les plus heureux en Europe.
2. Le contrôle des pulsions et des déviances
3. La jouissance, la fausse permissivité et les codes sociaux aux Pays-Bas
4. La liberté aux Pays-Bas et en France
5. Le rôle si particulier de la fenêtre et des vitrines aux Pays-Bas
En introduction, Thomas Beaufils qui vit depuis plus de deux ans maintenant à Amsterdam nous a avoué que bien que venant d'un pays et d'une région proche, le Nord de la France, il était choqué voir brutalisé par certaines attitudes et pratiques courantes des néerlandais. "Si proches et si différents" s'applique donc comme constat à nos deux pays et peuples.
Première illustration à travers la tradition du "Kijkdoos"
Voilà en effet un rite bien ancré dans l'éducation des enfants et la tradition populaire. Cette petite boite construite par les enfants eux-mêmes à l'école est une façon de regarder un monde merveilleux qui fait rêver et désirer. (Voir vidéo à ce sujet
http://www.youtube.com/watch?v=4CrNaxsqf_Q)
Cette enfants utilisent aussi ces "boites à regarder" pour se faire un peu d'argent de poche à l'occasion des fêtes. Thomas Beaufils donne une interprétation du rôle de la "Kijkdoos" dans le domaine de l'éducation des petits néerlandais. Celle-ci constitue un moyen de faire saisir la différence entre le désir et le comblement du désir. On a retrouvé des "kijkdoos" au XVIIème siècle et il y des musées aux Pays-Bas qui en exposent de très belles et/ou très originales.
Si les néerlandais sont donc heureux, d'après l'ethnologue, c'est parce que cette éducation arrive à faire par l'enfant la sublimation du désir et son renoncement au passage à l'acte de consommation en particulier. Le petit enfant veut toujours par expérience plus de jouets, de gâteaux, friandises, etc... par cette apprentissage, l'enfant néerlandais apprend à s'autocontrôler.
Il faut mettre cette objet éducatif en relation avec le calvinisme qui continue par ses valeurs et attitudes à imprégner profondément la société néerlandaise. (Cf Kijkdoos Binnenhof http://www.nrc.nl/rene/2013/12/25/kijkdoos-binnenhof ).
Voila une différence éducative majeure entre les deux peuples français et néerlandais.
On peut caractériser les néerlandais comme un peuple scopophile.
C'est un peuple qui se regarde par le trou d'une boite (la "kijkdoos"), par les rideaux ou derrière les objets alignés devant la fenêtre.
Le monde néerlandais est un monde de maisons bien rangées à l'intérieur. Une maison mal rangée est synonyme de désordre et/ou de moralité dangereuse.
Ainsi le monde néerlandais est un monde qui craint le danger venant de passions trop fortes et c'est le souci du contrôle du désir. Derrière ceci la question aussi de la libido.
Les boites (kijkdoos) sont montrées dans les carnavals.
Certaines femmes cachent leurs seins derrière une "kijkdoos" pendant le défilé de carnaval.
Pour les enfants néerlandais l'éducation à la sexualité peut vraiment dérouter un français.
Il existe ainsi des lieux réservés pour les mineurs interdits aux adultes où on donne aux enfants une vision de la sexualité assez crue.
Ainsi aux Pays-Bas isole-t-on et régule-t-on le désir et les déviances dans des lieux spécifiques.
C'est ainsi le cas de la prostitution avec rues et ses vitrines dédiées où l'on aperçoit fugitivement les prostituées (Cf vidéo http://www.youtube.com/watch?v=y-a8dAHDQoo#t=67) ou encore le cas des coffe-shops qui servent à la consommation de drogue sous le contrôle de l'Etat néerlandais pour la qualité des produits consommés.
Comment interpréter les fenêtres transparentes sans rideaux ?
La raison souvent invoqué est d'ordre religieuse : le "calvinisme" qui malgré les siècles continue d'imprégner la société néerlandaise.
La maison néerlandaise se doit d'être bien tenue. C'est un gage de moralité. Chacun doit ainsi nettoyer les carreaux de sa maison de ville ou de son appartement ainsi que son bout de trottoir.
Devant les fenêtres on dispose de manière réfléchie des objets destinés à dévoiler sa personnalité et ses goûts. Il y a aussi une grande variété de voilage dissimulant plus ou moins l'intérieur de son chez soi. Les objets disposés peuvent permettre d'empêcher de voir trop loin.
On pourrait croire que les néerlandais vu cette transparence sont pudiques et respectueux de l'intimité de l'autre. En fait, une expression en néerlandais caractérise l'attitude des néerlandais : "gluren bij de buren" c'est à dire épier le voisin. Chacun donc s'observe. Si votre maison est mal tenue, le voisin peut vous en faire la remarque. Si vous êtes en voyage, votre voisin va surveiller éventuellement qu'il n'y ait pas d'intrusion. Il existe aussi des petits miroirs "Spionnetjes" qui permettent à chacun de voir qui sonne à la porte.
Tous ces détails montrent d'après Th. Beaufils que la société néerlandaise reste une "société participative". Chacun est responsable de soi mais aussi des autres, c'est une différence majeure avec la France. Chacun est conscient de son rôle et on attend moins de l'Etat comparativement à la France.
Ainsi la densité policière est très faible aux Pays-Bas comparativement à la France.
D'ailleurs, l'urbanisme favorise aussi l'auto-surveillance avec des rues rectilignes et l'absence d'angles morts.
Les Pays-Bas ont donc une société "scopophile" (Cf Freud qui prend du plaisir à regarder) où l'on pense que tout le monde se surveille. La société peut être qualifiée de "panoptique". On n'a pas le même regard qu'en France sur le problème de la délation de personnes recherchées par la police. La dénonciation est encore assimilée en France à un acte de "collaboration" et les policiers ont moins l'estime de la population qu'aux Pays-Bas.
Th. Beaufils cite encore l'exemple de la téléréalité inventée aux Pays-Bas où on met en scène des individus dans leur vie quotidienne et où il ne se passe rien d'extraordinaire en général sauf exception qu'il faut guetter.
Th. Beaufils a conclu avec beaucoup de modestie sur son exposé en précisant qu'il continuait ses investigations d'ethnologue pour valider ses hypothèses concernant la société néerlandaise qu'il qualifie de scopophile et de panoptique.
M.E.
Thomas Beaufils est actuellement attaché scientifique et universitaire à la Maison Descartes - Institut Français des Pays-Bas dépendant de l'Ambassade de France aux Pays-Bas.
Il a été Maître de conférences à l'Université de Strasbourg de 2001 à 2009, puis Maître de Conférences à l'Université Lille 3 depuis 2009. Il a dirigé aussi le réseau universitaire Franco-Néerlandais entre 2009 et 2011. Il est auteur de plusieurs ouvrages et a fondé et dirige une revue Deshima (http://www.unistra.fr/index.php?id=20504), revue d'histoire globale des Pays d'Europe du Nord. Il collabore aussi à Septentrion (fondation Ons Erfdeel).
Il a effectué une partie de ses études universitaires aux Pays-Bas puis a obtenu un doctorat à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris (EHESS)
Pour en savoir plus :
- Thomas Beaufils, La Hollande. Idées reçues, Le Cavalier Bleu, 2009.
- Thomas Beaufils, Thomas Beaufils, « Les fenêtres hollandaises ». Voyeurisme, surveillance et contrôle social aux Pays-Bas, Deshima, n°7, 2013.
- Pierre-Jean Brassac, Le Royaume qui porte l'eau à la mer, Autrement, 2003.
- Irina et Jean-Clarence Lambert, Pays-Bas, Petite Planète, Seuil, 1975.
- Daniel Bollinger, Geert Hofstede, Les différences culturelles dans le management, Editions d'Organisation, 1987.
- Geert Hofstede, Gert Van Hofstede, Michael Minkov, Cultures et organisations-Nos programmations mentales, Pearson Education France, 2010.
- Philippe d'Iribarne, La logique de l'honneur.Gestion des entreprises et traditions nationales, Seuil, 1989.